Le Livre

Images clandestines. 
Métamorphoses d'une mémoire visuelle des "camps" 
Préface de Sylvie Lindeperg (LIRE)
(éd. Hermann, 2016)


Présentation de l'ouvrage

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, en raison d’un lent processus de sédimentation d’images et de discours, la mémoire confuse des camps de concentration et du génocide des Juifs est devenue peu à peu omniprésente, générant ainsi un imaginaire des camps” avec son cortège de motifs privilégiés (tatouages, charniers, chambres à gaz, fours crématoires, survivants squelettiques, bulldozer charriant des cadavres, etc.).

À compter du début des années 1960, des fragments de cet imaginaire affleurèrent à la surface de films n’ayant pourtant aucun rapport avec la guerre, et commencèrent à s’y multiplier sous forme d’empreintes, d’allusions, de réminiscences et de symptômes. Ces images clandestines liées à l’univers concentrationnaire et au génocide “apparaissent” selon au moins trois grandes modalités, très différentes les unes des autres, auxquelles ce livre est consacré : l’imagerie, la persistance et la rémanence.

Une fois passées au tamis de la mémoire collective, il n’a vite subsisté des images concentrationnaires qu’un résidu d’imagerie. L’imagerie des camps” désigne ainsi la répétition et le déplacement des principaux motifs de la déportation et de la “Solution finale” qui, totalement décontextualisés, resurgissent au cinéma de façon plus ou moins déguisée. Cette imagerie des “camps” distribue le plus souvent ses motifs dans des films de science-fiction qui, impuissants à concevoir pour l’avenir une autre trajectoire que celle menant à la catastrophe, prophétisent une sorte d’éternel retour du Troisième Reich : par exemple, les femmes tatouées d’Alphaville (1965) de Jean-Luc Godard, les manifestants engloutis par des bulldozers dans Soleil vert (1973) de Richard Fleischer, ou encore les clones conduits à leur insu dans une chambre à gaz dans The Island (2005) de Michael Bay. À la manière dont Donald Winnicott soutient que « la crainte clinique de l’effondrement est la crainte d’un effondrement qui a déjà été éprouvé », il convient de se demander à notre tour de quels effondrements du monde et de l’humanité, dont elles passent pour être les augures, ces images clandestines sous forme d’imagerie ne sont en définitive que les symptômes.


        
                                     Alphaville de J.-L. Godard                              Affiche de Soleil vert de R. Fleischer 

         La persistance des camps” désigne quant à elle, sur le modèle de la persistance rétinienne, la façon dont notre regard est irrésistiblement conduit à superposer des réminiscences concentrationnaires et génocidaires sur des phénomènes de la vie quotidienne. Ceux-ci peuvent avoir trait au corps humain (l’extrême maigreur, la maladie, les foules dénudées), aux infrastructures qui nous environnent (cheminées industrielles, trains, abattoirs) ou à des institutions frappées de soupçon par ceux qui estiment qu’elles partagent avec les camps de concentration et d’extermination une même logique intime de coercition et de déshumanisation (asiles psychiatriques, grandes entreprises). La persistance des “camps” pointe donc une certaine forme de contamination de notre perception du corps et du monde contemporains.

Enfin, la notion de rémanence désigne la permanence d’effets liés à cette mémoire des camps de concentration et du génocide des Juifs, alors même qu’il n’en subsiste plus le moindre motif identifiable dans les films où elle s’exerce. La rémanence des “camps” s’exprime par conséquent de façon très différente : à même les corps, par le déchaînement d’une violence généralisée à leur endroit, par la mise en scène des multiples formes de leur dégradation, ou encore par une floraison intrigante de corps nus qui, loin de toute érotique, prennent valeur de corps palimpsestes dont la blancheur même confesse le lien de recouvrement qu’ils entretiennent avec ceux des victimes de l’histoire (chez Alain Resnais, Jean-Luc Godard, Ingmar Bergman ou Pier Paolo Pasolini). La rémanence des “camps” se manifeste également par la manière dont elle affecte le tissu filmique lui-même, c’est-à-dire la forme et la structure des œuvres : perturbation de l’écoulement du temps cinématographique, dépression de la durée, figures de la répétition, altération qualitative des images et des sons (chez des cinéastes tels que Marguerite Duras, Chantal Akerman ou Alain Resnais). 

     En somme, la notion d’images clandestines regroupe des modalités de notre rapport aux images assez distinctes, mais qui peuvent néanmoins se réunir autour d’un postulat très simple : les images sont toujours grosses d’autres images. Leur trame se compose toujours d’éléments extérieurs qui font que, telles que nous les percevons, elles ne correspondent jamais à la forme établie sous laquelle elles nous parviennent. Elles sont toujours sujettes à des processus de superposition, d’association, de déformation, de refiguration, d’estompement, etc. Pour le dire autrement, elles sont toujours prises dans un devenir qui en altère la perception. Or, la question de la clandestinité des images n’est pas uniquement celle des aléas de leur réception. De manière beaucoup plus fondamentale, qui aurait à voir avec les phénomènes de « migration » et de « survivance » pensés par Aby Warburg, la clandestinité des images, loin d’être un accident de parcours, n'est-elle pas au contraire leur condition ontologique, leur raison d’être ?

Cet ouvrage a reçu le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah

COLLECTION L'ESPRIT DU CINÉMA 
302 pages - 14,8x21 cm - 24 € 

DATE DE PUBLICATION : 24 AOÛT 2016 
ISBN : 978 2 7056 9191 2